May 02, 2025
La mise à disposition publique de ChatGPT en novembre 2022 a suscité une vague d’intérêt sans précédent de la part du grand public pour l’intelligence artificielle (IA). Privant l’homme d’un privilège immémorial, celui de la parole, cette IA dite « générative » fait s’interroger sur la frontière entre l’homme et la machine. Jusqu’où est-il possible de reproduire artificiellement, voire de dépasser, les compétences proprement humaines?
Dans nos sociétés marquées par les débats autour de l’« échec scolaire », de la « baisse de niveau », de la « reproduction de élites » ou encore des difficultés de recrutement du personnel enseignant, l’arrivée soudaine des outils d’intelligence artificielle générative, capables d’imiter la parole et l’écriture humaines avec une acuité troublante, a suscité autant d’enthousiasme que de craintes.
De nombreux projets ont vu le jour ces dernières années, adossés aux technologies d’IA générative, pour offrir aux élèves (notamment ceux qui sont en difficulté) des accompagnements pédagogiques personnalisés, pour faciliter le travail de préparation des professeurs, pour entraîner les étudiants à différents exercices d’écriture ou même de rhétorique. Les progrès de l’intelligence artificielle porteraient ainsi en eux le potentiel de réduire les inégalités d’accès au savoir, et d’améliorer dans son ensemble la qualité de l’enseignement et de l’apprentissage.
Dans le même temps, les critiques ne manquent pas pour rappeler qu’éduquer, transmettre et apprendre se sauraient être ramenés à un simple transfert d’information. Que l’éducation ne doit pas se départir d’une dimension essentiellement humaine : la rencontre de deux esprits, l’étincelle de la compréhension, la transmission d’un sens et non seulement d’un savoir.
La numérisation croissante des savoirs, en jetant la connaissance dans la mobilité sans fin de la circulation mondiale des idées, ouvre des abîmes aux passions autant qu’à la raison. Il peut en résulter autant de confusions que d’illuminations, autant de prédations que de donations, autant de nouvelles turpitudes que de nouvelles vertus, autant d’inventions ineptes que de créations inouïes.
Une naïve technophilie s’accompagne en effet d’une représentation magique de la machine et entretient une dangereuse aliénation : il est si tentant de croire que la machine remplace l’effort de comprendre, qu’elle connaît et pense à votre place au point qu’il n’est besoin que de consulter et consommer les réponses aux questions qu’il n’est même plus nécessaire d’apprendre à se poser. On a pu célébrer la fin de l’ère du savoir en faveur de celle de l’information glanée sur les réseaux : le professeur est détrôné par les outils numériques, l’élève peut apprendre ce qu’il veut, quand il le veut, en utilisant les outils qu’il veut - Google, Wikipedia, DeepSearch... Il suffirait d’être connecté pour que l’information circulante égale une formation permanente. Mais information n’est pas savoir : l’information est de la sphère de l’intelligence, le savoir de celle de l’esprit.
Car ce qui est neuf dans chaque enfant éduqué, c’est le recommencement du monde qu’il est par sa naissance, parce qu’il sauve le monde de la destruction. Par lui, le monde redevient jeune et nouveau, apte à réitérer la connaissance de soi qui fait d’une culture une figure de l’esprit. L’individu, en effet, n’est pas un simple produit du hasard ou de la nature, il participe à l’immortalité d’une vie de l’esprit qui le dépasse en ce qu’elle dépasse sa propre mort et fait de lui l’héritier d’une collectivité faite des morts que nous savons encore lire, écouter et comprendre. La culture fait de lui un transmetteur et un passeur, chargé d’approvisionner l’avenir des réserves de passions et d’infortunes, de courages et de violences, de tous les inachevés légués par les géniteurs culturels, chaque génération étant une médiation entre deux âges de la vie des hommes et de l’aventure de l’esprit.
Dans nos réflexions sur l’intégration croissante d’outils d’IA au service de l’éducation, il est essentiel que nous gardions en tête que la nouveauté d’une œuvre littéraire, la nouveauté d’une théorie scientifique, la nouveauté d’une conception du monde se réédite d’être apprise et connue par de nouveaux esprits. La réédition de la nouveauté propre aux œuvres de l’esprit se distingue radicalement de l’inattendu événementiel de l’information. La nouveauté qu’une œuvre ou une théorie retrouve dans un esprit en réactive la créativité : le génie d’un Newton, d’un Platon ou d’un Proust redevient possible et actuel, il commence une nouvelle vie, et c’est bien pourquoi l’émotion accompagne la reconnaissance du jeune talent qui se révèle à travers l’interprétation de l’œuvre, grâce à laquelle une fécondation entre les esprits a été rendue possible par-delà le temps.
Le bonheur d’apprendre survient lorsque le maître, professeur ou auteur, éveille dans l’élève une vocation, la vocation qui l’appelle à se vouer à une destination éminente en lui offrant de vivre sa propre vie comme énergie. Il n’y aurait pas de bonheur d’apprendre ni de bonheur d’enseigner si un quelque chose ne s’ajoutait au savoir, qui dépasse le savoir. Répondre à un appel, faire l’épreuve de l’action comme vocation arrache la vie à l’inertie, à la banalité et à l’insignifiance. Dans l’éveil d’une vocation, l’élève découvre qu’il est lui-même l’origine d’un élan qui lui ouvre la voie. Loin de copier un exemple ou de s’assujettir à un modèle, il se sait lui-même exemple, illustration personnelle d’une manière de donner sens à la pure vitalité. Le professeur est celui qui redonne la parole à la lettre, qui fait entendre une parole vivante là où l’élève craint d’affronter une écriture morte dont il ne comprend pas la langue, de sorte que la pensée de l’auteur se met à parler à l’élève ainsi devenu un interlocuteur, un témoin ou un possible disciple, appelé ou interpellé par la genèse originelle d’une idée par la force d’un esprit. A la différence de sources d’information numériques, c’est la parole qui est le canal de la transmission : la parole, à laquelle on croit, qu’on peut encore recevoir comme un appel, comme le début d’une vocation. La parole qui fait qu’existe un lien à la culture qui soit comme une promesse : cette parole, je la garderai, je la transmettrai, je la prolongerai.
C’est pourquoi il faut « capabiliser » l’élève, c’est-à-dire à lui donner les moyens symboliques, langagiers, comportementaux de révéler et d’accomplir ses dispositions par la compréhension du bagage culturel dont il hérite, et par une pratique du langage qui ne vise pas exclusivement la performance et l’efficacité immédiate, mais la découverte de ses propres talents, l’accomplissement de soi et l’aptitude à agir dans l’espace public par la pratique de la parole. Capabiliser, c’est donner les moyens symboliques, langagiers, comportementaux d’accomplir les dispositions intérieures, des ressources. La capabilité est la force dont ont besoin aussi bien le monde de la justice et le monde du travail : enseigner, produire ou guérir, c’est inspirer ou restaurer une puissance d’agir et de signifier tout à la fois.
Pour capabiliser l’élève, l’IA doit être employée non pas comme une béquille, comme un remplacement à l’effort d’apprendre et de comprendre, mais comme un outil facilitant et enrichissant la réflexion, par exemple:
- L’intelligence artificielle, facilitatrice de dialogue. En confrontant l’élève aux réponses d’une IA, on peut l’inciter à commenter, discuter et reformuler. Ce processus métacognitif, déjà utilisé par certains IA « socratiques » comme KhanAcademy, favorise le développement de l’esprit critique. On peut envisager des dialogues homme/machine, où l’IA jouerait le rôle du contradicteur dialectique. L’élève pense, l’IA ne fait qu’encourager sa réflexion.
- L’intelligence artificielle, assistante à l’expression. L’IA peut aider l’élève à structurer un texte, améliorer son style, enrichir son vocabulaire, en un mot apprendre à s’exprimer. Là encore elle ne doit surtout pas dicter ou régurgiter un contenu préparé : l’élève doit demeurer en charge de la recherche, de l’effort, et du résultat final. L’IA agit comme un reflet de la personnalité d’un élève, un outil d’exploration intérieure.
- L’intelligence artificielle, stimulatrice d’analyse. L’IA a la capacité de présenter différentes perspectives, hypothèses ou solutions à un même problème, encourageant l’élève à comparer, discuter, sélectionner, et critiquer. Ainsi, on passe d’une attitude passive de réception à une posture active d’interrogation. Cette diversité de réponses peut être exploitée par l’enseignant pour aider à l’exploration de solutions différentes et encourager le dialogue dans la résolution d’un problème.
- L’intelligence artificielle, révélatrice de vocations. L’IA peut explorer, avec l’élève, des domaines qui correspondent à ses intérêts personnels tels que la musique, l’astronomie, la philosophie, etc. Elle peut lui suggérer des lectures, des exercices adaptés, et des voies d’apprentissages inspirantes. Plutôt que d’imposer une méthode, elle ainsi peut susciter le désir de découvrir et d’approfondir un domaine particulier.
L’IA, par sa capacité à produire instantanément des réponses à toute question pourrait encourager une pédagogie de l’efficacité immédiate : répondre vite plutôt que penser juste. Mais voir dans l’usage de l’IA comme une manière volontaire d’extérioriser son propre savoir pour le mettre en forme, l’exposer, le faire comprendre et donc le concevoir comme un bien public potentiel ouvre la voie d’une émancipation intellectuelle en mesure de lutter contre l’aliénation des savoirs subis et le formatage des cerveaux par l’information fossilisée.
Ainsi, l’élève qui comprend que l’outil informatique est un moyen d’expression et de réalisation de ses capacités ne s’expose pas à l’asservissement de celui qui voit dans la machine une puissance modélisatrice qu’il convient d’imiter et de reproduire pour suppléer à ses propres insuffisances. Mais si elle est employée service de la transmission d’une parole, d’une inspiration, de cette étincelle merveilleuse qui jaillit dans l’acte d’apprendre et de comprendre, l’IA peut alors se révéler un outil éducatif d’une puissance infinie.
Romain Leroy-Castillo